Nox Oculis


Jorge Luis Borges (1899-1986)

Écrivain argentin qui, grâce à ses récits fantastiques et métaphysiques, est devenu l'une des figures de proue de la littérature sud-américaine.

Né à Buenos Aires, fils d'enseignant, Jorge Luis Borges apprend à parler anglais en même temps qu'espagnol. Il vit un moment avec sa famille à Genève, où il effectue ses études secondaires et étudie l'allemand et le français. La guerre le contraint de demeurer un temps en Europe ; il séjourne en Italie, puis en Espagne de 1919 à 1921 ; il y acquiert une culture cosmopolite qui lui permettra de traduire entre autres Henri Michaux. En 1921, il retourne en Argentine, où il fait connaître l'ultraïsme, esthétique d'avant-garde qui prône la « métaphore à outrance », et fonde la revue Proa. Ce sera sa seule -- et brève -- concession aux modes littéraires. Il compose des poèmes lyriques et mythologiques, sur des thèmes empruntés à l'histoire de l'Argentine : Ferveur de Buenos Aires (1923), qui célèbre la ville, Lune d'en face (1925) et le Cahier San Martín (1929).

À la suite d'une blessure à la tête survenue en 1938, Borges devient peu à peu aveugle. Il travaille à la Bibliothèque nationale (1938-1947). Il en est nommé directeur en 1955, après la chute du régime de Perón, et commence alors à enseigner l'anglais à l'université de Buenos Aires. Après l'Histoire universelle de l'infamie (1935), qui préfigure les recherches ultérieures, il publie avec Bioy Casares Six problèmes pour don Isidro Parodi (1942) sous le pseudonyme de H. Bustos Domecq, qui montre son intérêt pour le roman policier, dont la logique interne est dans le droit fil de ses recherches. Il s'oriente alors vers l'écriture de brefs récits d'un style classique, entre conte et nouvelle, qui feront sa renommée. Fictions (1944) -- recueil de textes où son érudition, qui met en scène une culture tout aussi imaginaire que réelle, lui permet de mettre en œuvre le jeu des références et du pastiche -- reste son ouvrage le plus célèbre. Il écrit par la suite d'autres textes où la poursuite de la logique jusque dans ses ultimes conséquences, le refus d'accorder un statut différent au rêve et à la réalité débouchent sur le fantastique : l'Aleph et autres histoires (1949), Contes fantastiques (1955), et le Livre des êtres imaginaires (1967). Borges, qui refuse tout engagement tout en professant parfois des opinions réactionnaires, est avant tout un homme de lettres, pour qui les figures de la bibliothèque et du labyrinthe se substituent à un monde auquel on aurait tort de chercher un sens. Depuis le Rapport de Brodie (1970) jusqu'au recueil de nouvelles Livre de sable (1975) et encore dans Histoire de la nuit (1977), Borges adopte un style de plus en plus épuré.

Borges revient à la poésie, dictant ses œuvres en raison de sa cécité : il publie l'Or des tigres en 1974, le Chiffre en 1981 et les Conjurés en 1985. Il est aussi l'auteur d'un texte autobiographique, Essai d'autobiographie (1970), d'essais philosophiques et littéraires, tels que Autres Inquisitions (1952). En 1961, ce lecteur passionné compile une Anthologie personnelle (1961) en réunissant une sélection des écrits qui l'ont marqué et, en 1984, il met en chantier la publication de ses œuvres complètes en français ; le premier volume de cette édition est publié en 1993.

Borges est mort le 14 juin 1986, à l'âge de 86 ans.

Niant l'existence d'un réel fiable, unique et stable, Borges voit tout art réaliste comme une imposture. Le choix du fantastique lui paraît amoindrir cette imposture en permettant de mener, au sein même de la création, une réflexion sur le statut de toute réalité.

On retrouve dans la poésie de Borges les mêmes thèmes que celles qui animent son oeuvre de fiction : le labyrinthe, la mémoire, les jeux de miroir, le monde à l'état de chaos, le panthéisme, l'éternel retour, l'adéquation entre la biographie d'un seul homme et celle de tous les hommes. Sa poésie évolue des formes les plus complexes et ciselées de l'ultraïsme de la jeunesse vers des formes plus simples, liée à l'oralité et à la dictée, née de la cécité progressive. Ses poèmes, qui prennent souvent la forme de contes au style élégant et cérémonieux, sont à la fois vertigineux et d'une implacable logique. Borges y exploite sa passions pour les livres et les citations littéraires, les anecdotes reliées à l'univers des bibliothèques. Ses poèmes contiennent aussi les images obsessionnelles d'une Argentine presque mythologique, avec l'évocation lyrique des faubourgs d'un Buenos Aires romantique, de ses bouges où s'affrontent les mauvais garçons dans des duels sanglants au couteau, du Río de la Plata ou du « vertige horizontal » de la Pampa, hantée par les gaucho.

Pour une analyse de la poésie de Borges, voir l'excellent article sur Borges dans l'Encyclopédie Universalis, dont voici un extrait :

À l’origine et au terme de l’œuvre de Borges prime le poème. Dans cette musique verbale, dans cette forme du temps, qui figure les mystères de la mémoire et les agonies du désir, dans cette émotive fabrique, qui est une des configurations du rêve, réside peut-être l’intime continuité qui cimente l’œuvre de Borges, et qui est la clé de sa circonvolution. De même que toute littérature commence par le vers, Borges débute par la poésie, pour s’approcher graduellement de la narration au moyen de ces singulières mixtures que constituent ses essais nouvellistes (« La Muraille et les livres », « Formes d’une légende », « Nouvelle Réfutation du temps ») ou de ses nouvelles essayistes (« Histoire du guerrier et de la captive », « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain »), de ses comptes rendus narrativisés (« L’Approche d’Almotasium »), de ses fictions bibliographiques ou apologétiques (« Tlön Uqbar Orbis Tertius »). Autant sur le plan narratif Borges se singularise par le caractère latéral ou limitrophe de ses inventions, par la transgression ou l’hybridation des genres, par l’excentricité revendiquée au regard des pôles littéraires traditionnels, autant sa poésie, après une phase où ultraïsme et couleur locale faisaient bon ménage, observe de plus en plus étroitement la prosodie classique. Elle s’en remet à un jeu simplifié, à la sûreté de l’ancien, pour forger des vers adamantins qui résistent à l’usure du temps et qui, devenus un jour de provenance inconnue, pourront retourner à leur source : la mémoire impersonnelle de la langue que la poésie perpétue. Ou peut-être Borges choisit-il la simplicité rhétorique pour indiquer qu’elle seule peut conduire à la grandeur intrinsèque. Selon lui, la maximale valeur littéraire consiste à « représenter avec pureté un type générique ».

Borges expérimente ainsi, au fil des années, un passage graduel de l’expressionnisme initial au néoclassicisme, patent à partir d’El Hacedor (L’Auteur , 1960), en passant par L’Autre , le Même (1965), Éloge de l’ombre , La Rose profonde ou Histoire de la nuit jusqu’à La Cifra (Le Chiffre , 1981). Tandis que dans sa poésie empreinte d’ultraïsme, celle des trois premiers livres – Fervor de Buenos Aires (1923), Luna de enfrente (1925) et Cuaderno San Martín (1929) –, il met en valeur son goût de la modernité conçue comme esprit d’innovation, mobilité et mutabilité formelles et focales, dynamisme intensificateur de rapprochements surprenants, bientôt il se modère, censure tout excès avant-gardiste, qualifie son premier style de « vaniteusement baroque » et recourt ouvertement aux conventions prosodiques, rhétoriques et symboliques. Il abandonne peu à peu le vers libre et les formes ouvertes, renonce presque à la psalmodie d’origine whitmanienne, si fréquente à partir de Luna de enfrente , pour adopter les mètres plus traditionnels : l’alexandrin, l’hendécasyllabe, l’heptasyllabe. Dès lors que la cécité l’empêche d’écrire, la métrique participe de cette mnémotechnique subordonnée à la mnémonique rhétorique qui lui permet de composer mentalement ses poèmes, dans lesquels il réitère en des formes usuelles son répertoire caractéristique de motifs : labyrinthe, miroir, songe, sable, tigre, épée, bibliothèque. À ceux-ci s’ajoutent, sur la fin, la vieillesse, l’éthique et aussi cette cécité limitative, valorisée par son ascendance mythique (Tirésias, Œdipe) et littéraire (Homère, Milton, Paul Groussac).

À travers un jeu habile d’anachronismes, Borges s’acharne ainsi à sauvegarder les vertus primordiales du poème, à le ramener à sa source et origine : la mémoire rhétorique et la mémoire mythique. Il cultive les effets classiques de la distanciation qui détachent le texte du présent circonstanciel et du monde environnant ou qui subliment et stylisent l’immédiat, qui le suspendent moyennant l’artifice d’une harmonieuse configuration esthétique. Il atténue son empreinte personnelle, réprime la marque directe de sa subjectivité. Borges dit préférer, en lieu et place du lyrique et de l’élégiaque, l’épique et le spéculatif. La présence culturelle prédomine sur celle du sujet psychologique, qui n’en sous-tend pas moins la raisonnée, la pondérée architecture de cette poésie orbiculaire. Comme sa prose, la poésie de Borges est collectrice. Recueil de diverses lectures, elle abonde en reflets et interpolations. Elle est faite de citations, d’emprunts, d’imitation, autrement dit de remémoration. Comme toute littérature, elle est substantiellement apocryphe. Artificieux assemblage de figures et de modes préexistants, ingénieux montage d’autres textes, comme toute littérature elle est un astucieux plagiat, un captivant simulacre qui évoque tour à tour Spinoza, Gracián et la villa d’Adrogué, le tigre, le tango et la pluie.

    Tiré de : « Borges, Jorge Luis », © 1995 Encyclopædia Universalis France S.A.Tous droits de propriété intellectuelle et industrielle réservés.


History of the Night


Références :


Oeuvres poétiques :


Oeuvres poétiques traduites en français :


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