Jules Laforgue (1860-1887)Poète symboliste français qui utilisa notamment le vers libre pour exprimer son angoissant sentiment de l'éphémère. Deux fois exilé, puisque ses parents, partis tenter la fortune à Montevideo, le renvoyèrent en France à l'âge de dix ans, Laforgue eut un destin malheureux. Il perdit sa mère en 1877 et se retrouva seul à Paris. En 1881, il devint lecteur pour l'impératrice allemande Augusta, qui le fit voyager dans toute l'Europe. Mais la sécurité matérielle ne fit pas disparaître l'ennui qui le hantait et qui imprime sa marque à sa poésie. De retour à Paris en 1886, après s'être marié avec une jeune Anglaise, il succomba en peu de temps à une phtisie galopante.
Il cultive l'ironie, le sarcasme, sous lequel se dissimule toutefois une vive sensibilité personnelle. Poète symboliste, Laforgue subit d'abord l'influence de Baudelaire, en qui il trouve l'expression de son ennui profond. Mais le spleen chez Laforgue prend plutôt la forme de la complainte, et nombre de ses poésies adoptent cette forme de chanson populaire où le grincement, la noirceur se mêlent à la rengaine gouailleuse des faubourgs (Les Complaintes, 1885). La musicalité des vers de Laforgue, et en particulier le travail très précis qu'il fait sur le mètre, utilisant volontiers le vers impair, se ressent de l'influence de Verlaine. À l'ennui et à la tristesse de vivre ne s'oppose, dans son univers poétique, aucun idéal. Le réel est chez lui défiguré par un désespoir grinçant. Le personnage de Pierrot (L'Imitation de Notre-Dame de la Lune, 1886) est la créature de cet univers marqué par la discordance. Cette dimension du boitement, rendue par une métrique qui s'affranchit de plus en plus du vers traditionnel, fait évoluer sa poésie pratiquement jusqu'au vers libre dans les dernières œuvres (Des fleurs de bonne volonté, 1890 ; Derniers Vers, 1890).
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Ah ! La belle pleine lune,
grosse comme une fortune !
La retraite sonne au loin,
un passant, monsieur l'adjoint ;
un clavecin joue en face,
un chat traverse la place :
la province qui s'endort !
Plaquant un dernier accord,
le piano clôt sa fenêtre.
Quelle heure peut-il bien être ?
Calme lune, quel exil !
Faut-il dire : ainsi soit-il ?
Lune, ô dilettante lune,
à tous les climats commune,
tu vis hier le Missouri,
et les remparts de Paris,
les fiords bleus de la Norvège,
les pôles, les mers, que sais-je ?
Lune heureuse ! Ainsi tu vois,
à cette heure, le convoi
de son voyage de noce !
Ils sont partis pour l'écosse.
Quel panneau, si, cet hiver,
elle eût pris au mot mes vers !
Lune, vagabonde lune,
faisons cause et moeurs communes ?
ô riches nuits ! Je me meurs,
la province dans le coeur !
Et la lune a, bonne vieille,
du coton dans les oreilles.Jules Laforgues, 1885, tiré de Les complaintes (1922), pages 102-103
Complainte du temps et de l'espace
Je tends mes poignets universels dont aucun
n'est le droit ou le gauche, et l'espace, dans un
va-et-vient giratoire, y détrame les toiles
d'azur pleines de cocons à foetus d'étoiles.
Et nous nous blasons tant, je ne sais où, les deux
indissolubles nuits aux orgues vaniteux
de nos pores à soleils, où toute cellule
chante : moi ! Moi ! Puis s'éparpille, ridicule !
Elle est l'infini sans fin, je deviens le temps
infaillible. C'est pourquoi nous nous perdons tant.
Où sommes-nous ? Pourquoi ? Pour que Dieu s'accomplisse ?
Mais l'éternité n' y a pas suffi ! Calice
inconscient, où tout coeur crevé se résout,
extrais-nous donc alors de ce néant trop tout !
Que tu fisses de nous seulement une flamme,
un vrai sanglot mortel, la moindre goutte d'âme !
Mais nous bâillons de toute la force de nos
touts, sûrs de la surdité des humains échos.
Que ne suis-je indivisible ! Et toi, douce espace,
où sont les steppes de tes seins, que j'y rêvasse ?
Quand t' ai-je fécondée à jamais ? Oh ! Ce dut
être un spasme intéressant ! Mais quel fut mon but ?
Je t'ai, tu m'as. Mais où ? Partout, toujours. Extase
sur laquelle, quand on est le temps, on se blase.
Or, voilà des spleens infinis que je suis en
voyage vers ta bouche, et pas plus à présent
que toujours, je ne sens la fleur triomphatrice
qui flotte, m'as-tu dit, au seuil de ta matrice.
Abstraites amours ! Quel infini mitoyen
tourne entre nos deux touts ? Sommes-nous deux ? Ou bien
(tais-toi si tu ne peux me prouver à outrance,
illico, le fondement de la connaissance,
et, par ce chant : pensée, objet, identité !
Souffler le doute, songe d'un siècle d'été)
suis-je à jamais un solitaire Hermaphrodite,
comme le ver solitaire, ô ma sulamite ?
Ma complainte n' a pas eu de commencement,
que je sache, et n' aura nulle fin ; autrement,
je serais l'anachronisme absolu. Pullule
donc, azur possédé du mètre et du pendule !
ô source du possible, alimente à jamais
des pollens des soleils d'exil, et de l'engrais
des chaotiques hécatombes, l'automate
universel où pas une loi ne se hâte.
Nuls à tout, sauf aux rares mystiques éclairs
des élus, nous restons les deux miroirs d'éther
réfléchissant, jusqu'à la mort de ces mystères,
leurs nuits que l' amour jonche de fleurs éphémères.Jules Laforgues, 1885, tiré de Les complaintes (1922), pages 177-179
Références :
- Jules Laforgue : http://www.laforgue.org/
- La bibliothèque numérique du poète - Jules Laforgue - Les complaintes : http://lyres.chez.com/laforgue/Complaintes/laforgueComplaintes.htm
- Poética - Jules Laforgue : https://www.poetica.fr/categories/jules-laforgue/
- Les grands classiques - Jules Laforgue : https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/jules_laforgue
- Un jour, un poème - Jules Laforgue : http://www.unjourunpoeme.fr/auteurs/laforgue-jules
- Poésie française et mondiale - Jules Laforgue : https://www.poemes.co/jules-laforgue.html
- Poésies.net - Jules Laforgue : https://www.poesies.net/julelaforgue.html
- WikiSource - Poésies complètes de Jules Laforgue : https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sies_compl%C3%A8tes_de_Jules_Laforgue
Oeuvres poétiques :
- Les complaintes (1885)
- L'Imitation de Notre-Dame de la Lune (1886)
- Les moralités légendaires (1887)
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