Kenneth RexrothPoète américain, critique et traducteur. Rexroth fut un anarchiste confirmé, d'abord socialiste puis syndicaliste.
Kenneth Rexroth est né le 22 décembre 1905 à South Bend, en Indiana.
Autodidacte, il apprit par lui-même plusieurs langues étrangères ; parmi ses traductions, on compte One Hundred Poems from the Japanese (1956) et The Orchid Boat : Women Poets of China (avec Ling Chung, 1973). C'est d'ailleurs un amateur de la grande poésie de la dynastie T'ang, et écrira de nombreux haiku. Il traduisit également de la poésie grecque et persane.
Mais il est surtout connu pour sa propre poésie : In What Hour (1940), The Phoenix and the Tortoise (1944), In Defense of the Earth (1956), et New Poems (1974). Il écrivit également une pièce en vers, Beyond the Mountains (1951), ainsi que plusieurs ouvrages d'essais.
Son apport fut crucial dans l'émergence des poètes Beat, mais il ne se considéra pas lui-même comme un membre de ce groupe, plus jeune que lui. Rexroth avait déjà initié son propre mouvement culturel, plus tôt, une « renaissance poétique » grandement médiatisée à San Francisco, qui contribua à promouvoir l'idée que cette ville californienne était la capitale culturelle de la Côte Ouest, un endroit où l'innovation littéraire était de mise.
Kenneth Rexroth est décédé le 6 juin 1982 à Montecito, en Californie.
Rexroth, pratique Eliot, Reverdy et les classiques, et célèbre l'inépuisable et splendide nature ; ses poèmes commencent souvent par une description élégiaque du ciel, auquel il parvient à associer tous les aspects de la condition humaine. « Rexroth réussit à étendre sur l'Ouest la mélancolie de ceux qui vinrent après Virgile et les dieux de l'Arcadie » Claude Michel Cluny.
Ce poème, rédigé au Japon, dans les dernières années de la vie de Rexroth, est gravé sur sa pierre tombale.
As the full moon rises
As the full moon rises
The swan sings
In sleep
On the lake of the mind.Kenneth Rexroth, 1976
Autre printemps
Les saisons tournent et les années passent
Ne demandant ni aide ni surveillance.
La lune parcourt sans intention
Son cycle pleine, montante, pleine à nouveau.
L’astre blanc coule au coeur du fleuve ;
L’air est traversé d’un parfum d’azalée ;
Au profond de la nuit une pomme de pin se détache ;
Notre feu de camp meurt entre les monts déserts.
Les étoiles acérées dansent sous le feuillage frémissant ;
Le lac est noir, insondable dans les ténèbres cristallines ;
Haut dans le ciel, la cime diaphane d’un pic enneigé
Sépare en deux la Couronne boréale.
O coeur, coeur si curieusement
Intransigeant et corruptible,
Nous voici exultant sous les étoiles au bord du lac,
Et ces instants qui ne devraient jamais finir
S’écoulent à nos côtés indifférents comme l’eau.
Kenneth Rexroth, 1941, traduit de l’américain par Joël Cornuault, L'automne en Californie (1994)
The Lights In The Sky Are Stars : A Sword In A Cloud Of Light
Your hand in mine, we walk out
To watch the Christmas Eve crowds
On Fillmore Street, the Negro
District. The night is thick with
Frost. The people hurry, wreathed
In their smoky breaths. Before
The shop windows the children
Jump up and down with spangled
Eyes. Santa Clauses ring bells.
Cars stall and honk. Street cars clang.
Loud speakers on the lampposts
Sing carols, on juke boxes
In the bars Louis Armstrong
Plays White Christmas. In the joints
The girls strip and grind and bump
To Jingle Bells. Overhead
The neon signs scribble and
Erase and scribble again
Messages of avarice,
Joy, fear, hygiene, and the proud
Names of the middle classes.
The moon beams like a pudding.
We stop at the main corner
And look up, diagonally
Across, at the rising moon,
And the solemn, orderly
Vast winter constellations.
You say, « There's Orion ! »
The most beautiful object
Either of us will ever
Know in the world or in life
Stands in the moonlit empty
Heavens, over the swarming
Men, women, and children, black
And white, joyous and greedy,
Evil and good, buyer and
Seller, master and victim,
Like some immense theorem,
Which, if once solved would forever
Solve the mystery and pain
Under the bells and spangles.
There he is, the man of the
Night Before Christmas, spread out
On the sky like a true god
In whom it would only be
Necessary to believe
A little. I am fifty
And you are five. It would do
No good to say this and it
May do no good to write it.
Believe in Orion. Believe
In the night, the moon, the crowded
Earth. Believe in Christmas and
Birthdays and Easter rabbits.
Believe in all those fugitive
Compounds of nature, all doomed
To waste away and go out.
Always be true to these things.
They are all there is. Never
Give up this savage religion
For the blood-drenched civilized
Abstractions of the rascals
Who live by killing you and me.Kenneth Rexroth, "The Lights in the Sky are Stars", dans In Defense of the Earth (1956)
Les lumières dans le ciel sont des étoiles : Une épée dans un nuage de lumière
Ta main dans la mienne, nous sortons
Voir les foules de Noël
Dans Fillmore Street, le quartier
Noir. Une épaisse gelée recouvre
La nuit. Les passants se pressent, enveloppés
D’une écharpe de buée. Devant
Les vitrines les enfants
Sautillent, des paillettes
Plein les yeux. Des pères Noël agitent des clochettes.
Des voitures calent et cornent. Des tramways cliquèrent.
Des haut-parleurs suspendus aux réverbères
Diffusent des chants de Noël. Sur les juke boxes
Dans les bars, Louis Armstrong
Joue White Christmas. Dans les boîtes de nuit
Les filles se déshabillent, se trémoussent et se cognent
Au son de Jingle Bells. Au-dessus de nos têtes,
Des enseignes au néon gribouillent et
Effacent et gribouillent de nouveau
Des messages qui vantent l’avarice,
La joie, la peur, l’hygiène, et les noms
Orgueilleux de la bourgeoisie.
La lune rayonne comme une face de pudding.
Au grand carrefour, nous nous arrêtons
Pour regarder, sur la diagonale
Opposée, la lune qui monte,
Et les vastes constellations d’hiver,
Solennelles et ordonnees.
Tu t’écries : « Je vois Orion ! »
Le plus bel objet
Que toi et moi connaîtrons jamais
Dans le monde et dans la vie
Se tient dans les cieux déserts
Éclairés de lune, au-dessus de la multitude
D’hommes, de femmes et d’enfants, noirs
Et blancs, joyeux et gloutons,
Bons et mauvais, acheteurs
Et vendeurs, maîtres et victimes,
Quelque chose comme un immense théorème,
Qui, s’il se trouvait un jour résolu,
Résoudrait à tout jamais sous paillettes et clochettes
Le mystère et la souffrance de vivre.
Voici Orion, l’homme de la veille
De Noël, déployé
Dans le ciel comme un vrai dieu
En qui il suffirait
De croire un peu.
J’ai cinquante ans
Et toi cinq. Le dire
Ne servirait à rien,
Et l’écrire peut-être non plus.
Tu dois croire en Orion. Croire
En la nuit, la lune, la terre
Couverte de gens. Croire en Noël, aux
Anniversaires et aux oeufs de Pâques.
Croire dans tous ces composés
Éphémères de la nature, condamnés
À la décomposition et au néant.
Reste-leur toujours fidèle.
Rien d’autre n’existe. N’échange
Jamais cette religion sauvage
Contre les abstractions civilisées
Ruisselantes de sang des canailles
Qui vivent de nous tuer, toi et moi.Kenneth Rexroth, 1956, traduit de l’américain par Joël Cornuault
The Lights in the Sky are Stars : The Great Nebula of Andromeda
We get into camp after
Dark, high on an open ridge
Looking out over five thousand
Feet of mountains and mile
Beyond mile of valley and sea.
In the star-filled dark we cook
Our macaroni and eat
By lantern light. Stars cluster
Around our table like fireflies.
After our supper we go straight
To bed. The night is windy
And clear. The moon is three days
Short of full. We lie in bed
And watch the stars and the turning
Moon through our little telescope.
Late at night the horses stumble
Around the camp and I awake.
I lie on my elbow watching
Your beautiful sleeping face
Like a jewel in the moonlight.
If you are lucky and the
Nations let you, you will live
Far into the twenty-first
Century. I pick up the glass
And watch the Great Nebula
Of Andromeda swim like
A phosphorescent amoeba
Slowly around the Pole. Far
Away in distant cities
Fat-hearted men are planning
To murder you while you sleep.Kenneth Rexroth, "The Lights in the Sky are Stars", dans In Defense of the Earth (1956)
Les lumières dans le ciel sont des étoiles : La grande nébuleuse d’Andromède
Nous atteignons le camp le soir
Venu, sur une haute crête à découvert
Dominant deux mille
Mètres de montagnes et une immensité
De vallées et de mer.
Dans la nuit chargée d’étoiles nous cuisons
Des macaronis et dînons
À la lueur d’une lanterne. Des étoiles se massent
Autour de la table comme des lucioles.
Après le repas nous allons droit
Nous coucher. La nuit est balayée de vent
Et pure. Dans trois jours, ce sera
La pleine lune. Allongés sur le lit
Nous observons les étoiles et la lune
Qui tourne dans notre petit télescope.
Tard dans la nuit les chevaux qui bronchent
Autour du camp me réveillent.
Accoudé je regarde
Ton beau visage endormi
Joyau sous la clarté lunaire.
Si la chance te sourit et que les
Nations te le permettent, tu vivras
Loin dans le XXIe Siècle. Je prends la lunette
Pour regarder la grande nébuleuse
D’Andromède nager comme
Une amibe phosphorescente
Autour du Pôle. Là-bas
Dans des villes reculées
Des hommes au coeur gras se préparent
À t’assassiner pendant que tu dors.Kenneth Rexroth, 1956, traduit de l’américain par Joël Cornuault
The Lights in the Sky are Stars : Halley's Comet
When in your middle years
The great comet comes again
Remember me, a child,
Awake in the summer night,
Standing in my crib and
Watching that long-haired star
So many years ago.
Go out in the dark and see
Its plume over water
Dribbling on the liquid night,
And think that life and glory
Flickered on the rushing
Bloodstream for me once, and for
All who have gone before me,
Vessels of the billion-year-long
River that flows now in your veins.Kenneth Rexroth, "The Lights in the Sky are Stars", dans In Defense of the Earth (1956)
Les lumières dans le ciel sont des étoiles : La comète de Halley
Lorsque, à mi-chemin de ta vie,
La grande comète reviendra,
Souviens-toi de moi, enfant,
Éveillé par une nuit d’été,
Dressé dans mon berceau et
Regardant l’étoile à la longue chevelure
Il y a tant d’années.
Sors dans le noir et vois
Son panache sur l’eau
S’égoutter à travers la nuit liquide,
Et pense que vie et gloire
Vacillèrent jadis sur
Mon sang rapide, le mien et celui de
Tous ceux disparus avant moi,
Vaisseaux sur le fleuve d’un milliard
D’années qui traverse à présent tes veines.
Kenneth Rexroth, 1956, traduit de l’américain par Joël Cornuault
The Lights in the Sky are Stars : The Heart of Herakles
Lying under the stars
In the summer night
Late, while autumn
Constellations climb the sky
As the cluster of hercules
falls down west
i put the telescope by
and watch deneb
move towards the zeneth
my body is asleep. Only
My eyes and brain are awake
The stars stand around me
Like gold eyes. I can no longer
Tell where i begin and leave off
The faint breeze in the dark pines
And the invisible grass
The tipping earth, swarming stars
Have and eye that sees itselfKenneth Rexroth, "The Lights in the Sky are Stars", dans In Defense of the Earth (1956)
The Homestead Called Damascus (extraits)
Heaven is full of definite stars
And crowded with modest angels, robed
In tubular, neuter folds of pink and blue.
Their feet tread doubtless on that utter
Hollowness, with never a question
Of the « ineluctable modality »
Of the invisible ; busy, orderly,
Content to ignore the coal pockets
In the galaxy, dark nebulae,
And black broken windows into space.
Youthful minds may fret infinity,
Moistly dishevelled, poking in odd
Corners for unsampled vocations
Of the spirit, while the flesh is strong.
Experience sinks its roots in space --
Euclidean, warped, or otherwise.
The will constructs rhomboids, nonagons,
And paragons in time to suit each taste.
Or, if not the will, then circumstance.
History demands satisfaction,
And never lacks, with or without help
From the subjects of its curious science.
(...) The Lotophagi with their silly hands
Haunt me in sleep, plucking at my sleeve ;
Their gibbering laughter and blank eyes
Hide on the edge of the mind’s vision
In dusty subways and crowded streets.
Late in August, asleep, Adonis
Appeared to me, frenzied and bleeding
And showed me, clutched in his hand, the plow
That broke the dream of Persephone.
The next day, regarding the scorched grass
In the wilting park, I became aware
That beneath me, beneath the gravel
And the hurrying ants, and the loam
And the subsoil, lay the glacial drift,
The Miocene jungles, the reptiles
Of the Jurassic, the cuttlefish
Of the Devonian, Cambrian
Worms, and the mysteries of the gneiss ;
Their histories folded, docketed
In darkness ; and deeper still the hot
Black core of iron, and once again
The inscrutable archaic rocks,
And the long geologic ladder,
And the living soil and the strange trees,
And the tangled bodies of lovers
Under the strange stars.
And beside me,
A mad old man, plucking at my sleeve (...)Kenneth Rexroth, 1920-1925/1957, tiré de The Homestead Called Damascus (1963)
Inversely, as the Square of Their Distances Apart
It is impossible to see anything
In this dark ; but I know this is me, Rexroth,
Plunging through the night on a chilling planet.
It is warm and busy in this vegetable
Darkness where invisible deer feed quietly.
The sky is warm and heavy, even the trees
Over my head cannot be distinguished,
But I know they are knobcone pines, that their cones
Endure unopened on the branches, at last
To grow imbedded in the wood, waiting for fire
To open them and reseed the burned forest.
And I am waiting, alone, in the mountains,
In the forest, in the darkness, and the world
Falls swiftly on its measured ellipse.
It is warm tonight and very still.
The stars are hazy and the river --
Vague and monstrous under the fireflies --
Is hardly audible, resonant
And profound at the edge of hearing.
I can just see your eyes and wet lips.
Invisible, solemn, and fragrant,
Your flesh opens to me in secret.
We shall know no further enigma.
After all the years there is nothing
Stranger than this. We who know ourselves
As one doubled thing, and move our limbs
As deft implements of one fused lust,
Are mysteries in each other’s arms.
At the wood’s edge in the moonlight
We dropped our clothes and stood naked,
Swaying, shadow mottled, enclosed
In each other and together
Closed in the night. We did not hear
The whip-poor-will, nor the aspen’s
Whisper ; the owl flew silently
Or cried out loud, we did not know.
We could not hear beyond the heart.
We could not see the moving dark
And light, the stars that stood or moved,
The stars that fell. Did they all fall
We had not known. We were falling
Like meteors, dark through black cold
Toward each other, and then compact,
Blazing through air into the earth.
I lie alone in an alien
Bed in a strange house and morning
More cruel than any midnight
Pours its brightness through the window --
Cherry branches with the flowers
Fading, and behind them the gold
Stately baubles of the maple,
And behind them the pure immense
April sky and a white frayed cloud,
And in and behind everything,
The inescapable vacant
Distance of loneliness.Kenneth Rexroth, 1944
En raison inverse du carré des distances
Impossible de rien voir dans cette nuit ;
Mais c’est bien moi, Rexroth,
Qui plonge dans le noir sur une planète glaciale.
Il fait bon et tout s’anime dans cette obscurité
Végétale où des cerfs invisibles broutent en paix.
Le ciel est chaud et lourd, je ne distingue
Pas même la cime des arbres, là-haut.
Je sais que ce sont des pins dont les fruits
Restent fermés sur les branches, et finissent
Par s’incruster dans le bois, jusqu’à ce qu’un feu
Les délivre, régénérant la forêt incendiée.
Et j’attends, seul, au coeur des montagnes,
Dans la forêt, dans le noir, tandis que le monde
Parcourt, rapide, son ellipse régulière.
Il fait chaud ce soir, rien ne bouge.
Les étoiles sont floues. Le fleuve --
Indistinct et monstrueux sous les lucioles --
Coule, à peine audible, d’un flot
Résonnant et grave dans le lointain.
Je devine tes yeux, tes lèvres humides.
Invisible, majestueux, odorant,
Ton corps s’ouvre à moi en secret.
Voilà bien l’ultime énigme.
Après tout ce temps, je ne sais rien
De plus étrange. Nous qui nous connaissons comme
Une chose une et double, dont les membres
Sont les instruments habiles d’un seul plaisir,
Nous restons des mystères dans les bras l’un de l’autre.
À l’orée du bois sous la lune
Debout entièrement nus,
Vacillants, tachés d’ombre, enveloppés
L’un par l’autre et tous deux
Enserrés par la nuit. Nous n’entendions
Ni l’engoulevent ni le soupir
Du tremble ; le vol silencieux de la chouette
Ou ses cris perçants ne nous parvenaient pas.
Il n’y avait que le battement de nos coeurs.
Nos yeux ne voyaient pas remuer la nuit
Ni la lumière, les étoiles fixes ou mouvantes,
Les étoiles filantes. Toutes seraient tombées,
Nous ne l’aurions pas su. Nous tombions
Comme des météores, sombres dans la nuit froide,
L’un vers l’autre, et puis masse
Embrasée à travers ciel heurtant la terre.
Je suis couché seul sur un lit
Étranger dans une maison inconnue et l’aube
Plus cruelle qu’aucun minuit
Jette ses brassées de lumière --
Fleurs fanées au bout des branches
De cerisier et, derrière l’or
Des nobles chatons d’un érable,
Et plus haut, immense, pur,
Le ciel d’avril au nuage effiloché,
Et au-dedans et au-delà de tout,
L’inexorable étendue
Déserte de la solitude.Kenneth Rexroth, 1944, traduit de l’américain par Joël Cornuault
La musique de luth
La terre durera longtemps
Avant son refroidissement final ;
Des hommes l’habiteront ; prendront des noms,
Se justifieront de leurs actes.
Nous, nous aurons la forme
De constituants chimiques --
Mince consolation.
Pour l’heure, nous sommes en vie,
Corpuscules, ambitions, caresses,
Le lot de ceux qui nous précédèrent,
Tous les compagnons des neiges d’antan,
« La joyeuse Hélène, la blanche Iopé et les autres »,
Les morts agités, présents à notre souvenir.
Aussi, en cette fin d’année, fête
De la Nativité, accordons-nous l’offrande
Des présents jadis acheminés vers l’Occident à travers les déserts --
L’or de nos chevelures confondues,
L’encens de nos bras et de nos jambes émerveillés,
La myrrhe de nos baisers invincibles désespérés --
Célébrons la renaissance
Quotidienne de l’amour,
La fluidité de nos êtres dans une épiphanie sans fin,
Cependant que la terre sous nos pieds
S’abîme dans des étés et des neiges inconnus,
Traverse les espaces inexplorés des étoiles.Kenneth Rexroth, 1944, traduit de l’américain par Joël Cornuault
On What Planet
Uniformly over the whole countryside
The warm air flows imperceptibly seaward ;
The autumn haze drifts in deep bands
Over the pale water ;
White egrets stand in the blue marshes ;
Tamalpais, Diablo, St. Helena
Float in the air.
Climbing on the cliffs of Hunter's Hill
We look out over fifty miles of sinuous
Interpenetration of mountains and sea.
Leading up a twisted chimney,
Just as my eyes rise to the level
Of a small cave, two white owls
Fly out, silent, close to my face.
They hover, confused in the sunlight,
And disappear into the recesses of the cliff.
All day I have been watching a new climber,
A young girl with ash blond hair
And gentle confident eyes.
She climbs slowly, precisely,
With unwasted grace.
While I am coiling the ropes,
Watching the spectacular sunset,
She turns to me and says, quietly,
"It must be very beautiful, the sunset,
On Saturn, with the rings and all the moons."
Kenneth Rexroth, 1940
Sur quelle planète
L’air chaud qui recouvre uniformément la campagne,
S’écoule imperceptiblement vers le large ;
Les brumes d’automne circulent en épais rubans
Au-dessus de l’eau pâle ;
Il y a des égrettes blanches dans les marais bleus ;
Le mont Tamalpais, le Diablo, le Saint-Helena
Flottent dans l’air.
Nous gravissons les falaises de Hunter’s Hill
Qui surplombent sur plus de quatre-vingt kilomètres
Une imbrication sinueuse de montagnes et de mer.
J’escalade une cheminée en torsade,
Et, alors que je lève les yeux vers
Une petite grotte, deux hiboux blancs
S’envolent, silencieusement, près de mon visage.
Ils ondoient, gênés par le soleil,
Avant de disparaître dans les replis de la falaise.
Toute la journée j’ai observé une nouvelle grimpeuse,
Jeune fille aux cheveux d’un blond de cendre,
Au regard doux et confiant.
Elle monte avec lenteur, précision,
Et une grâce sans geste superflu.
Tandis que j’enroule les cordes,
Et admire le crépuscule impressionnant,
Elle se tourne vers moi et dit, tranquillement,
« Ce doit être une splendeur, le coucher de soleil,
Sur Saturne, avec ses anneaux et toutes ses lunes. »
Kenneth Rexroth, 1940
The Phoenix and the Tortoise (extraits)
I am cold in my folded blanket,
Huddled on the ground in the moonlight.
The crickets cry in congealing frost ;
Field mice run over my body ;
The frost thickens and the night goes by.
North of us lies the vindictive
Foolish city asleep under its guns ;
Its rodent ambitions washing out
In sewage and unwholesome dreams.
Behind the backs of drowsy sentries
The moonlight shines through frosted glass --
On the floors of innumerable
Corridors the mystic symbols
Of the bureaucrats are reversed --
Mirrorwise, as Leonardo
Kept the fever charts of one person.
Two Ptahs, two Muhammad’s coffins,
We float in the illimitable
Surgery of moonlight, isolate
From each other and the turning earth ;
Motionless ; frost on our faces ;
Eyes by turns alive, dark in the dark.
The State is the organization
Of the evil instincts of mankind.
History is the penalty
We pay for original sin.
In the conflict of appetite
And desire, the person finally
Loses ; either the technology
Of the choice of the lesser evil
Overwhelms him ; or a universe
Where the stars in their courses move
To ends that justify their means
Dissolves him in its elements.
He cannot win, not on this table.
The World, the Flesh, and the Devil --
The Tempter offered Christ mastery
Of the three master institutions,
Godparents of all destruction --
« Miracle, Mystery, and Authority » --
The systematization of
Appetitive choice to obtain
Desire by accumulation.
(...) What nexus gathers and dissolves here
In the fortuitous unity
Of revolving night and myself ?
They say that history, defining
Responsibility in terms
Of the objective continuum,
Limits, and at the same time creates,
Its participants. They further say
That rational existence is
ssentially harmonic selection.
Discarding « is, » the five terms
Are equated, the argument closed.
Cogito and Ergo and Sum play
Leapfrog -- fact -- process -- process -- fact --
Between my sleeping body and
The galaxy what Homeric
Heroes struggle for my arms ?
(...) The vast onion of the actual :
The universe, the galaxy,
The solar system, and the earth,
And life, and human life, and men’s
Relationships, and men, and each man...
History seeping from capsule
To capsule, from periphery
To center, and outward again...
The sparkling quanta of events,
The pulsing wave motion of value...
(...) Would it have been better to have slept
And dreamed, than to have watched night
Pass and this slow moon sink? My wife sleeps
And her dreams measure the hours
As accurately as my
Meditations in cold solitude.
I have lain awake while the moon crossed,
Dragging at the tangled ways
Of the sea and the tangled, blood filled
Veins of sleepers. I am not alone,
Caught in the turning of the seasons.
As the long beams of the setting moon
Move against the breaking day,
The suspended light pulsates
Like floating snow. Involuntary,
I may live on, sustained in the web
Of accident, never forgetting
This midnight moon that already blurs
In memory.
(...) The light grows stronger and my lids
That were black turn red ; the blood turns
To the coming sun. I sit up
And look out over the bright quiet
Sea and the blue and yellow cliffs
And the pure white tatters of fog
Dissolving on the black fir ridges.
The world is immovable
And immaculate. The argument
Has come to an end; it is morning,
And in the isolating morning
The problem hangs suspended, lucid
In a crystal cabinet of air
And angels where only bird song wakes.
(...) Nude, my feet in the cold shallows,
The motion of the water surface
Barely perceptible, and the sand
Of the bottom in fine sharp ridges
Under my toes, I wade out, waist deep
And swim seaward down the narrow inlet.
In the distance, beyond the sand bar,
The combers are breaking, and nearer,
Like a wave crest escaped and frozen,
One white egret guards the harbor mouth.
The immense stellar phenomenon
Of dawn focuses in the egret
And flows out, and focuses in me
And flows infinitely away
To touch the last galactic dust.
This is the prime reality --
Bird and man, the individual
Discriminate, the self evalued
Actual, the operation
Of infinite, ordered potential.
Birds, sand grains, and souls bleed into being ;
The past reclaims its own, « I should have,
I could have -- It might have been different -- »
Sunsets on Saturn, desert roses,
Corruptions of the will, quality --
The determinable future, fall
Into quantity, into the
Irreparable past, history’s
Cruel irresponsibility.
This is the minimum negative
Condition, the « Condition humaine, »
The tragic loss of value into
Barren novelty, the condition
Of salvation ; out of this alone
The person emerges as complete
Responsible act -- this lost
And that conserved -- the appalling
Decision of the verb « to be. »
Men drop dead in the ancient rubbish
Of the Acropolis, scholars fall
Into self-dug graves, Jews are smashed
Like heroic vermin in the Polish winter.
This is my fault, the horrible term
Of weakness, evasion, indulgence,
The total of my petty fault --
No other man’s.
And out of this
Shall I reclaim beauty, peace of soul,
The perfect gift of self-sacrifice,
Myself as act, as immortal person ?
I walk back along the sandspit,
The horizon cuts the moon in half,
And far out at sea a path of light,
Violent and brilliant, reflected
From high stratus clouds and then again
On the moving sea, the invisible
Sunrise spreads its light before the moon.
My wife has been swimming in the breakers,
She comes up the beach to meet me, nude,
Sparkling with water, singing high and clear
Against the surf. The sun crosses
The hills and fills her hair, as it lights
The moon and glorifies the sea
And deep in the empty mountains melts
The snow of Winter and the glaciers
Of ten thousand thousand years.Kenneth Rexroth, 1940-1944, tiré de The Phoenix and the Tortoise (1944)
Requiem for the Spanish Dead
The great geometrical winter constellations
Lift up over the Sierra Nevada,
I walk under the stars, my feet on the known round earth.
My eyes following the lights of an airplane,
Red and green, growling deep in to the Hyades.
The note of the engine rises, shrill, faint,
Finally inaudible, and the lights go out
In the southeast haze beneath the feet of Orion.
As the sound departs I am chilled and grow sick
With the thought that has come over me. I see Spain
Under the black windy sky, the snow stirring faintly,
Glittering and moving over the pallid upland,
And men waiting, clutched with cold and huddled together,
As an unknown plane goes over them. It flies southeast
Into the haze above the lines of the enemy,
Sparks appear near the horizon under it.
After they have gone out the earth quivers
And the sound comes faintly. The men relax for a moment
And grow tense again as their own thoughts return to them.
I see the unwritten books, the unrecorded experiments,
The unpainted pictures, the interrupted lives,
Lowered into the graves with red flags over them.
I see the quick gray brains broken and clotted with blood,
Lowered each in its own darkness, useless in the earth.
Alone on a hilltop in San Francisco suddenly
I am caught in a nightmare, the dead flesh
Mounting over half the world presses against me.
Then quietly at first and then rich and full-bodied,
I hear the voice of a young woman singing.
The emigrants on the corner are holding
A wake for their oldest child, a driverless truck
Broke away on the steep hill and killed him,
Voice after voice adds itself to the singing.
Orion moves westward across the meridian,
Rigel, Bellatrix, Betelgeuse, marching in order,
The great nebula glimmering in his loins.Kenneth Rexroth, 1937, tiré de In What Hour (1940)
Requiem pour les morts d'Espagne
Les vastes constellations géométriques d’hiver
Se lèvent au-dessus de la Sierra Nevada,
Je marche sous les étoiles, les pieds sur la courbure connue de la terre.
Je suis des yeux les clignotants d’un avion,
Rouges et verts, qui s’enfonce grondant vers les Hyades.
La note des moteurs monte, aiguë, faible,
Inaudible enfin, puis les lumières se perdent
Dans la brume au sud-est, aux pieds d’Orion.
Comme le bruit s’éloigne, le froid me saisit et la pensée
Qui s’empare de moi me soulève le coeur. Je vois l’Espagne
Sous le ciel noir battu de vent, la neige qui tournoie légèrement,
Scintille et se déplace au-dessus des terres blafardes,
Et des hommes qui attendent, transis, blottis les uns contre les autres,
Un avion inconnu passant au-dessus de leurs têtes. L’appareil
Dans la brume survole les lignes ennemies vers le sud-est,
Des étincelles sous sa carlingue près de l’horizon.
Quand elles s’effacent la terre frissonne
Et le ronronnement faiblit. Les hommes se détendent un instant
Et redeviennent nerveux dès qu’ils se reprennent à penser.
Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les tableaux arrêtés, les vies interrompues,
Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Tout à coup m’envahit et des cadavres
Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi.
Alors, doux au début, riche et puissant ensuite,
J’entends le chant d’une jeune femme.
Les émigrants du coin de la rue veillent
Le corps de leur fils aîné, renversé par un camion sans chauffeur
Qui a dévalé la côte et l’a tué sur le coup.
Les voix l’une après l’autre se joignent au chant.
Orion traverse le méridien vers l’ouest,
Rigel, Bellatrix, Bételgeuse, défilent en ordre,
La grande nébuleuse miroite dans ses reins.Kenneth Rexroth, 1937, tiré de In What Hour (1940)
The Silver Swan (extraits)
An hour before sunrise,
The moon low in the East,
Soon it will pass the sun.
The Morning Star hangs like a
Lamp, beside the crescent,
Above the greying horizon.
The air warm, perfumed,
An unseasonably warm,
Rainy Autumn, nevertheless
The leaves turn color, contour
By contour down the mountains.
I watch the wavering,
Coiling of the smoke of a
Stick of temple incense in
The rays of my reading lamp.
Moonlight appears on my wall
As though I raised it by
Incantation. I go out
Into the wooded garden
And walk, nude, except for my
Sandals, through light and dark banded
Like a field of sleeping tigers.
Our raccoons watch me from the
Walnut tree, the opossums
Glide out of sight under the
Woodpile. My dog Ch’ing is asleep.
So is the cat. I am alone
In the stillness before the
First birds wake. The night creatures
Have all gone to sleep. Blackness
Looms at the end of the garden,
An impenetrable cube.
A ray of the Morning Star
Pierces a shaft of moon-filled mist.
A naked girl takes form
And comes toward me -— translucent,
Her body made of infinite
Whirling points of light, each one
A galaxy, like clouds of
Fireflies beyond numbering.
Through them, star and moon
Still glisten faintly. She comes
To me on imperceptibly
Drifting air, and touches me
On the shoulder with a hand
Softer than silk. She says
« Lover, do you know what Heart
You have possessed ? »
Before I can answer, her
Body flows into mine, each
Corpuscle of light merges
With a corpuscle of blood or flesh.
As we become one the world
Vanishes. My self vanishes.
I am dispossessed, only
An abyss without limits.
Only dark oblivion
Of sense and mind in an
Illimitable Void.
Infinitely away burns
A minute red point to which
I move or which moves to me.
Time fades away. Motion is
Not motion. Space becomes Void.
A ruby fire fills all being.
It opens, not like a gate,
Like hands in prayer that unclasp
And close around me.
Then nothing. All senses ceased.
No awareness, nothing,
Only another kind of knowing
Of an all encompassing
Love that has consumed all being.
Time has had a stop.
Space is gone.
Grasping and consequence
Never existed. The aeons have fallen away.
Suddenly I am standing
In my garden, nude, bathed in
The hot brilliance of the new
Risen sun — star and crescent gone into light.Kenneth Rexroth, tiré de The Silver Swan : Poems Written in Kyoto, 1974-75 (1976)
Yin and Yang
It is spring once more in the Coast Range
Warm, perfumed, under the Easter moon.
The flowers are back in their places.
The birds are back in their usual trees.
The winter stars set in the ocean.
The summer stars rise from the mountains.
The air is filled with atoms of quicksilver.
Resurrection envelops the earth.
Goemetrical, blazing, deathless,
Animals and men march through heaven,
Pacing their secret ceremony.
The Lion gives the moon to the Virgin.
She stands at the crossroads of heaven,
Holding the full moon in her right hand,
A glittering wheat ear in her left.
The climax of the rite of rebirth
Has ascended from the underworld
Is proclaimed in light from the zenith.
In the underworld the sun swims
Between the fish called Yes and No.Kenneth Rexroth
Yin et Yang
Le printemps est de retour sur la Côte Rocheuse,
Chaud, parfumé, sous la lune de Pâques.
Les fleurs ont repris leur place.
Les oiseaux ont retrouvé leurs arbres.
Les étoiles d’hiver se couchent dans l’océan.
Les étoiles d’été se lèvent des montagnes.
L’air fourmille d’atomes de vif-argent.
La résurrection enveloppe la terre.
Géométriques, resplendissants, immortels,
Hommes et animaux défilent à travers le ciel
Menant leur cérémonie mystérieuse.
Le Lion donne la lune à la Vierge.
Celle-ci se tient au carrefour du ciel,
La pleine lune dans sa main droite,
Dans la gauche, un épi de blé scintillant.
Le rite de renaissance atteint son apogée
Il resurgit du monde d’en bas
Proclamé dans la lumière du zénith.
Dans le monde d’en bas le soleil nage
Entre les poissons nommés Oui et Non.Kenneth Rexroth, 1965, traduit de l’américain par Joël Cornuault
You Are Like The Moon Except
You are like the moon except
For your dark hair. You are like
Venus, except for your lips,
Crimson and perfumed, and like
The sun except that you are
Most splendid naked, at night.Kenneth Rexroth, traduit du perse, Sacramental Acts : The Love Poems of Kenneth Rexroth (1997)
Références :
- Bureau of Public Secrets - Kenneth Rexroth Archive : http://www.bopsecrets.org/rexroth/index.htm
- The Beat Page - Kenneth Rexroth : http://www.rooknet.com/beatpage/writers/rexroth.html
- Modern American Poetry - Kenneth Rexroth : http://www.english.uiuc.edu/maps/poets/m_r/rexroth/rexroth.htm
- PAL : Perspectives in American Literature - Kenneth Rexroth : http://www.csustan.edu/english/reuben/pal/chap10/rexroth.html
Bibliographie :
- Joël Cornuault, Kenneth Rexroth, dossier traduit et présenté par Joël Cornuault, revue Plein Chant n° 24 (1985)
- Joël Cornuault, Les Classiques revisités, essais traduits par Nadine Bloch et Joël Cornuault, Plein Chant (1991)
- Joël Cornuault, Le San Francisco de Kenneth Rexroth, Trente-quatre chroniques traduites et présentées par Joël Cornuault, revue Plein Chant n°63 (septembre 1997)
- Lee Bartlett, Kenneth Rexroth (1988)
- Geoffrey Gardner, For Rexroth (1980)
- Morgan Gibson, Kenneth Rexroth (1972)
- Morgan Gibson, Revolutionary Rexroth: Poet of East-West Wisdom (1986)
- Donald Gutierrez, "The Holiness of the Real" : The Short Verse of Kenneth Rexroth (1996)
- Linda Hamalian, A life of Kenneth Rexroth (1991)
- James G. Tipton, Sacramental moments in the poetry of Kenneth Rexroth (1987)
Oeuvres poétiques :
- The dragon and the unicorn (1952)
- One hundred poems from the Japanese (1955)
- One hundred poems from the Chinese (1956)
- In defense of the earth; poems (1956)
- Poems from the Greek anthology (1962)
- Natural numbers ; new and selected poems (1963)
- The homestead called Damascus (1963)
- The collected shorter poems (1966)
- The heart's garden, the garden's heart (1968)
- The collected longer poems (1968)
- With eye and ear (1970)
- L’automne en Californie (poèmes traduits et présentés par Joël Cornuault, Fédérop, 1994)
- Les constellations d’hiver (poèmes traduits par Joël Cornuault, Librairie La Brèche, 1999)
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