Nox Oculis


Jules Supervielle (1884-1960)

Poète, romancier et dramaturge français, auteur d'une poésie très personnelle, hantée par l'angoisse de l'absence et le sens du mystère.

Né à Montevideo, en Uruguay, issu d'une famille de grande bourgeoisie, orphelin huit mois après sa naissance, il fut élevé par son oncle et sa tante, et partagea sa vie entre la France et l'Amérique du Sud. Il se maria en 1904, et fut père de six enfants. Tandis que ses premiers poèmes sont d'une facture assez traditionnelle (Brumes du passé, 1900 ; Comme des voiliers, 1910), la fréquentation de Jules Laforgue le poussa à cultiver l'humour (Poèmes de l'humour triste, 1919). Il se libéra de toute influence à partir de Débarcadères (1922), le premier de ses recueils en vers libres, où se retrouve toutefois le goût pour les voyages qu'il partageait avec Valéry Larbaud.

Après un roman fantastique (L'Homme de la pampa, 1923), Supervielle explora, dans sa poésie, le fond le plus obscur de sa personnalité (Gravitations ; Le Voleur d'enfants ; Le Forçat innocent ; Les Amis inconnus ; La Fable du monde). Il publia aussi des récits (L'Enfant de la haute mer ; Boire à la source), écrivit pour le théâtre (La Belle au bois). La maladie le retint en Uruguay pendant la guerre, qui lui inspira des poèmes âpres et mystiques (1939-1945 ; La nuit). Sa poésie devint ensuite plus facile d'accès et s'inspira de contes mythologiques (Robinson ; Shéhérazade).

Il obtint le prix des Critiques en 1949, pour Oublieuse mémoire, et celui de l'Académie française, pour l'ensemble de son œuvre, en 1955. Après quelques recueils moins inventifs, il trouva des accents nouveaux dans le Corps tragique (1959), sorte de méditation sur la mort. Dans ses poèmes, la rêverie personnelle atteint souvent une dimension cosmique,


À la nuit (extraits)

    A Henri Thomas

    0 nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
    De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
    Le jour monte, toujours une côte à gravir,
    Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
    Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
    Par toi nous devenons étoiles consentantes.
    Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
    Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.
    Source de notre goût pour ce qui se délie
    Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.

    Quand nous sommes groupés par d'immobiles lampes
    Dans l'altitude, ô nuit, tu grandis et tu rampes.
    Non ! tu n'es pas la mort, tu es l'obscure attente,
    Tu n'es pas la noirceur, les étoiles t'aimantent.
    Humaine, notre soeur fluide aux alentours,
    Tu colores en nous les veines où tu cours,
    Nos voeux montent le long de tes souples vertèbres
    Et nous nous accrochons aux rugueuses ténèbres.
    Notre vie, hors de nous, inhabile à finir,
    Dans tes prolongements cherche à se ressaisir.
    (...)

    Jules Supervielle, tiré de À la nuit, (1947)


Attendre que la Nuit...

    Attendre que la Nuit, toujours reconnaissable
    A sa grande altitude où n’atteint pas le vent,
    Mais le malheur des hommes,
    Vienne allumer ses feux intimes et tremblants
    Et dépose sans bruit ses barques de pêcheurs,
    Ses lanternes de bord que le ciel a bercées,
    Ses filets étoilés dans notre âme élargie,
    Attendre qu’elle trouve en nous sa confidente
    Grâce à mille reflets et secrets mouvements
    Et qu’elle nous attire à ses mains de fourrure,
    Nous les enfants perdus, maltraités par le jour
    Et la grande lumière,
    Ramassés par la Nuit poreuse et pénétrante,
    Plus sûre qu’un lit sûr sous un toit familier,
    C’est l’abri murmurant qui nous tient compagnie,
    C’est la couche où poser la tête qui déjà
    Commence à graviter,
    A s’étoiler en nous, à trouver son chemin.

    Jules Supervielle, tiré de Amis inconnus (1934)


Descente de Géants

    Montagnes derrière, montagnes devant
    Batailles rangées d'ombres, de lumières,
    L'univers est là qui enfle le dos,
    Et nous, si chétifs entre nos paupières,
    Et nos coeurs toujours en sang sous la peau.

    Faut-il que pour nous brûlent tant d'étoiles
    Et que tant de pluie arrive du ciel,
    Et que tant de jours sèchent au soleil
    Quand un peu de vent éteint notre voix,
    Nous couchant le long de nos os dociles ?

    Viendront les géants tombés d'autres mondes,
    ils enjamberont les monts, les marées,
    Et vérifieront si la terre est ronde,
    Par dérision, de leurs grosses mains,
    Ou bien, reculant, de leurs yeux sans bords.

    Jules Supervielle


Encore frissonnant...

    Encore frissonnant
    Sous la peau des ténèbres
    Tous les matins je dois
    Recomposer un homme
    Avec tout ce mélange
    De mes jours précédents
    Et le peu qui me reste
    De mes jours à venir.
    Me voici tout entier,
    Je vais vers la fenêtre.
    Lumière de ce jour,
    Je viens du fond des temps,
    Respecte avec douceur
    Mes minutes obscures,
    Epargne encore un peu
    Ce que j’ai de nocturne,
    D’étoilé en dedans
    Et de prêt à mourir
    Sous le soleil montant
    Qui ne sait que grandir.

    Jules Supervielle, tiré de La Fable du monde (1938)


Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ?

    Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d'épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l'ordre, la beauté, le calme — et l'indifférence — d'un invulnérable chef-d'oeuvre. L'aérienne, l'élastique architecture du ciel semble d'autant plus faite pour nous rassurer qu'elle n'emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu'à leurs ruines. L'édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n'est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l'avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Etoiles et planètes, gouvernées par l'attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.

    Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d'un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s'inscrivent à jamais dans la mémoire.

    Tout ce qu'il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l'amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l'aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d'une page de Lucrèce, de Dante ou de d'Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d'imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence, c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement intégré. (...)

    Jules Supervielle, tiré de Prose et proses (Rythmes célestes)


Nocturne en plein jour

    Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
    Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
    Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
    Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
    Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
    Arrachant à la chair de tremblantes aurores.

    C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.
    Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
    Ont du mal à voler près du coeur qui les mène
    Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
    Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines
    Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.

    Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
    Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.

    Jules Supervielle, tiré de La Fable du monde (1938)


Références :


Bibliographie :


Oeuvres poétiques :


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