Le cinéma de l'au-delà et le pays des rêves / Mario Tessier. -- Solaris, no 133, printemps 2000, pages 31-33.
« To die, - to sleep ; - To sleep ! perchance to dream ; - ay, there's the rub ;
For in that sleep of death what dreams may come, When we have shuffled off this mortal coil »
« Mourir, ... dormir, dormir ! peut être rêver ! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ? »
(Traduction de François-Victor Hugo)
William Shaskespeare, Hamlet, Acte III, Scène 1
Au-delà des rêves
Titre original : What Dreams May Come (1998)
113 minutes
Réalisateur : Vincent Ward
Interprètes : Robin Williams, Chris Nielsen
Annabella Sciorra, Annie Nielsen
Producteurs : Stephen Simon et Barent Bain
Cuba Gooding Jr., Albert
Max von Sydow, Tracker
Jessica Brooks, Marie Nielsen
Josh Paddock, Ian Nielsen
Rosalind Chao, Leona
Scénario : Ron Bass
Inspiré par le livre du même titre de Richard Matheson
Date de sortie : 2 octobre 1998
Prix : Academy Award 1999 pour Meilleurs effets visuels
Vouloir montrer le spectacle de l'au-delà et les pérégrinations de l'âme après la mort est une entreprise pour le moins ambitieuse, qui, à certaines exceptions près, s'est le plus souvent soldée dans le ridicule. Dante et sa Divine comédie demeure la référence primordiale sur le sujet mais bien d'autres écrivains, sans compter les théologiens et prophètes de touts acabits, nous ont également fait visiter l'autre monde : John Bunyan et son The Pilgrim's progress, Emanuel Swedenborg et ses Arcanes célestes, etc. Au cinéma, la vie future a été traité sous différents modes : documentaire avec Heaven (1987), comédie avec Defending your life (1991), comédie romantique avec Made in heaven (1987) et Ghost (1990), drame psychologique avec Jacob's ladder (1990), comédie de moeurs avec Truly madly deeply (1991), farce avec Beetlejuice (1988), etc.
Richard Matheson (1926- ), l'un des maîtres modernes du fantastique (Je suis une légende, Le jeune homme, la mort et le temps), s'est essayé lui-aussi à décrire les épreuves qui attendent les âmes défuntes dans son roman What dreams may come (1978). Bien qu'on y trouve une mince trame dramatique basée sur une histoire d'amour entre un mari et sa femme, cette histoire a toutes les apparences d'un guide touristique de l'au-delà, doublé d'une fiction documentaire sur les us et coutumes de la vie future ; l'ouvrage contient d'ailleurs une bibliographie extensive et l'auteur soutient « qu'à quelques exceptions, tous les détails ont été vérifiés » ! Il ne faut d'ailleurs peut être pas s'étonner des rapports un peu troubles que ce livre entretient avec la fiction et la religion puisque Matheson professe "qu'il se trouve que je crois à la survie après la mort" et à un monde « créé par une force d'amour »(Ce que je crois).
Son roman s'inspire des idées du nouvel-âge : réincarnation et karma, corps astral, aura et vibrations spirituelles, absence apparente de divinité créatrice, toute-puissance de l'esprit, etc.
Cependant, le scénario de la version cinématographique de What Dreams May Come (1998) diffère considérablement du livre. Par exemple, le roman n'avait pour protagonistes que le couple Nielsen et Albert, le guide. Dans le film, plusieurs personnages importants se sont greffés à l'histoire (les enfants Nielsen, Leona, le Tracker), apportant ainsi une tension dramatique qui lui manquait, mais d'une manière qui complique la compréhension des relations entre les personnages. L'intrigue du roman comporte des situations et des personnages archétypaux : la descente aux enfers, le mythe d'Orphée et d'Eurydice, le rachat de la damnation à la manière de Faust, la mort conquis par l'amour, etc. Toutefois, dans la version cinématographique, on a rajouté à cette histoire essentiellement nouvel-âgeuse des thèmes chrétiens classiques.
Résumons l'intrigue du film. Après être mort dans un accident d'automobiles, Chris Nielsen (Williams) se retrouve au paradis où il rencontre un guide, Albert (Gooding), qui lui montre les merveilles de ce Monde Peint. Chris est réuni avec ses enfants Ian (Paddock) et Marie (Brooks), décédés dans un autre accident d'automobile. Sa femme, Annie (Sciorra), peintre, meurtrie par le deuil de son mari et le chagrin d'avoir auparavant enfants, se suicide et se trouve reléguée en enfer. Chris demandera l'aide d'un Tracker (Von Sydow) et remuera ciel et enfer pour retrouver son âme soeur.
Il est ironique de penser que Matheson, lui qui s'est un temps spécialisé dans les adaptations alimentaires, a vu son roman faire l'objet d'une adaptation cinématographique bien supérieure à oeuvre originelle. Car si la critique a été plutôt mitigée envers la version cinématographique de What dreams may come, tous se sont entendus pour y trouver des qualités visuelles indéniables. En y regardant de plus près, on verra également qu'en fait l'intérêt du film et sa trame narrative reposent plus sur les références et les thématiques picturales que sur les actions des personnages.
1. La structure du film
« L'art est l'objectification de l'émotion, et la subjectification de la nature. »
Suzanne K. Langer, MindLa structure narrative du film est symétrique, divisée également entre l'exploration du paradis et la traversée de l'enfer. Les principaux pivots de l'action et les lieux dramatiques, exposés dans la première heure de la projection, sont reflétées de manière inversée dans la seconde heure du film.
On pourrait d'ailleurs tracer un schéma des principales scènes du film selon une structure en miroir :
rencontre sur les barques retrouvailles de Chris et Annie sur la montagne mariage à l'église maison familiale plongeon au-dessus des chutes paradis de Chris enfer d'Annie plongeon dans l'enfer maison en ruines l'église renversée retrouvailles de Chris et Annie au paradis rencontre avec les barquesDes éléments thématiques, liés à des thèmes picturaux, reviennent à plusieurs reprises. Par exemple, Chris se trouve dans une barque au début du film lorsqu'il rencontre Annie, quand il visite la Cité céleste en compagnie de sa fille, lorsqu'il se rend à la Bibliothèque, quand il s'engage dans son périple vers l'enfer, et finalement, lorsqu'il retrouve Annie dans une autre vie à la fin du film. Ce symbole de la barque est intimement associé au thème du voyage de la vie, qui fut illustré par la série de tableaux de Thomas Cole, The Voyage of Life (circa 1840). La barque constitue également un thème pictural que l'on retrouve chez bon nombre de paysagistes américains associés à la Hudson River school, tels que Fritz Hugh Lane, Martin Johnson Heade et John Kensett.
Le film traite d'une manière originale le thème chrétien de la chute, associé littéralement à la chute d'eau et aux cascades. Ainsi, lorsqu'il découvre son paradis, Chris s'élance du haut d'une très grande cataracte afin de rejoindre l'image d'Annie. (Il est intéressant de noter que cette séquence fut tournée au Vénézuela, sur le plateau d'Auyan-Tepui, lieu de la plus haute cascade du monde -- 979 m -- les chutes d'Angel Falls. Le promontoire surplombant le Canyon's Devil est appelé Salto del Angel, le Saut de l'Ange.) On retrouve aussi des cataractes près de la Cité céleste, dans le Monde de Marie. Les chutes d'eau ont été un sujet de prédilection pour les peintres luministes tels que Frederick Edwin Church (Niagara Falls, 1857, Corcoran Gallery, Washington) et Albert Bierstad (Niagara, 1869, Collection privée). Par ailleurs, le plongeon de Chris en enfer fait écho à d'autres peintures célèbres (Descente en Enfer de Dietric Bouts, les dessins de Blake pour son Paradise Lost) montrant la chute des anges déchus.
D'autres thèmes sont brièvement abordés, tel celui du jardin d'Éden. La confrontation entre Chris et Annie, après sa première tentative de suicide, se déroule dans un jardin, et une image du jardin d'Éden se trouve accrochée au-dessus du lit d'Annie. Les montagnes sont omniprésentes dans What Dreams May Come. La seconde rencontre d'Annie et de Chris se passe sur une montagne, qui servira ensuite de décor pour le paradis de Chris -- les deux séquences ont d'ailleurs été tournées au même endroit, au Glacier National Park du Montana (endroit expressément nommé dans le roman de Matheson). Dans de nombreux tableaux romantiques, par exemple chez Friedrich, la montagne joue le rôle d'allusion allégorique à la foi. Notons que le Monde Peint de Chris et la Cité céleste dans le Monde de Marie sont dominés par des structures verticales (montagnes, cataractes, le grand escalier de la Cité céleste/échelle de Jacob, la Cité sur pilotis) tandis que le monde infernal est dominé par des structures horizontales (océan, Plage des Naufragés, bateaux échoués, Mer de Visages).
Des symbole chrétiens comme l'église sont également mis en évidence. Ainsi, les moments importants de la vie de Chris s'y déroulent : son mariage avec Annie, le service funèbre pour ses enfants, son propre service après sa mort !, sa tentative de retrouvailles avec Annie. Pour représenter l'enfer, le symbole est inversé, la maison en ruines d'Annie se trouvant sur une ogive, au fond d'une cathédrale renversée.
Toutefois, le thème le plus important du film consiste sans aucun doute dans la représentation du paysage comme état d'âme/état de l'âme. En effet, la nature du lieu ou les âmes défuntes dépend de leurs croyances, de leurs attitudes, de leur psyché. Chris, qui aime la peinture plus que tout, revit en elle. Il traverse le tableau pour se fondre dans ses paysages aimés. Il peint son décor intérieur à partir des images romantiques et sublimes de son ancienne vie. Annie, quant à elle, déprimée et vaincue par le chagrin du deuil et l'absence de ses êtres aimés, ne tire des images de sa vie terrestre qu'un portrait d'isolement, d'abandon et de délabrement. La réalité de l'au-delà n'est qu'un miroir magnifié de la réalité intérieure ; l'autre monde n'étant peut-être que le monde des songes, ce "sommeil de la mort". De la même manière, le paysage du Monde de Marie est bâti sur le modèle de la cité miniature qui orne sa chambre d'enfant tandis que la Plage des Naufragés, où Albert conduit Chris, est jonché d'épaves d'avions écrasés et de navires échoués, images inspirées des modèles réduits de l'enfance du fils de Chris. Lorsque Chris apprend le suicide de sa femme, son état d'âme influence son univers, on voit l'orage transformer son paysage ; et quand la tempête se déchaine sur l'océan lors du voyage vers l'enfer, c'est parce Chris capte les pensées négatives d'Annie.
2. La thématique romantique
« Tout paysage aimé est un état d'âme ! »
BachelardLe caractère remarquable du film repose sur l'extraordinaire unité thématique et artistique entre l'action dramatique et la facture visuelle de l'oeuvre. Il faut donc apprécier l'excellent travail du directeur de la photographie Edouardo Serra, du directeur artistique Thomas Voth et du responsable de la conception visuelle Eugenio Zanetti. Il n'est pas inutile de mentionner que Vincent Ward, le réalisateur du film, a étudié la peinture avant de s'intéresser au cinéma.
Afin d'échapper aux poncifs des représentations simplistes de l'autre monde et de la vie future, et en même temps, offrir une véritable vision mystique et spirituelle du monde, les artisans de What Dreams May Come ont choisi d'utiliser la peinture romantique comme décor de l'action dramatique, et plus spécifiquement les paysages pleins de rêverie des peintres du mouvement luministe et de la Hudson River school.
C'est Ward qui a eu l'idée de transformer le rôle d'Annie. Dans le roman de Matheson, sa profession est restauratrice. En faisant d'elle une artiste, ses tableaux pouvaient devenir le lien visuel entre le couple, séparé par des mondes différents, et le thème de la peinture pouvait servir de clé pour raconter visuellement leur histoire. Comme Ward l'affirme dans une entrevue, « nous avons traduit le Ciel et l'Enfer comme une série de tableaux. C'est une vision très subjective ».
Rappelons qu'avec le développement du romantisme au XIXe siècle, un grand nombre de peintres paysagistes se sont intéressés à la représentation du sublime et aux implications cosmologiques de la Nature. Jusqu'à un certain degré, l'histoire de l'art romantique est marqué par le prestige grandissant de la peinture de paysage, qui connut son apogée entre le milieu des XVIIIe et XIXe siècles. Comme en littérature, la peinture romantique célèbre le nationalisme et le pouvoir d'évocation de la perception individuelle ; deux caractéristiques que l'on retrouve notamment dans la peinture américaine de paysage du début du XIXe siècle.
Parmi ces attitudes particulières à la peinture romantique, et que nous retrouvons jusque dans les scènes de What Dreams May Come, citons : une profonde appréciation des beautés de la Nature ; une exaltation générale de l'émotion sur la raison et des sens sur l'intellect ; une attirance pour l'introversion et l'examen de la personnalité humaine, de ses sentiments et de son potentiel mental ; une préoccupation pour le génie, le héros, ou la figure exceptionnelle ; un intérêt pour les passions et les combats intérieurs ; la primauté de la vision de l'artiste sur les règles formelles et les procédures traditionnelles ; une emphase sur l'imagination comme révélation de la vérité spirituelle et véhicule de l'expérience transcendante ; une prédilection pour le mystérieux, le sublime et même le satanique.
Les peintres de la Hudson River school (circa 1820-1880), nommés ainsi à cause de leur prédilection envers les paysages de la vallée de la rivière Hudson et de la région des Catskills, explorèrent les thèmes du sublime et de la joie tirée de la contemplation de la nature sauvage. Leurs immenses canevas montrent la beauté des paysages sauvages du Nouveau Monde, vierges des incursions de la civilisation, dépeints comme les ruines d'un passé perdu, vestiges du jardin d'Éden. Les représentant de cette école peignaient les merveilles naturelles du continent américain, telles que les chutes Niagara ou les montagnes Rocheuses. Parmi les représentants de cette école de peinture, notons Asher B. Durand (1849, Kindred Spirits, New York Public Library, New York), Thomas Doughty (1793-1856), Frederic Edwin Church (Aurora Borealis, 1865, National Museum of American Art, Washington), et le plus important d'entre eux, Thomas Cole.
La seconde génération du Hudson River school se rattache à un mouvement appelé luminisme (circa 1848-1876), qui mit de l'avant dans des compositions panoramiques, l'aspect horizontal et infini de la nature, souvent dans des portraits des côtes de la Nouvelle-Angleterre et des frontières sauvages de l'intérieur du pays. On y privilégie des effets de lumière et d'atmosphère. Une lumière diffuse éclaire ces canevas, une « météorologie des sentiments autant que du climat », symbolisant la grandeur physique et le potentiel moral du continent américain. Parmi les représentants de ce mouvement, mentionnons : Fitz Hugh Lane (1804-65), Martin Johnson Heade (1819-1904 ; 1868, Storm Over Narragansett Bay, Collection Ernest Rosenfeld, New York), John Frederick Kensett (1816-72), and Sanford Gifford (1866, Twilight on Hunter Mountain, Vose Galleries of Boston), Albert Bierstadt, et Thomas Moran (1837-1926). Un sentiment panthéiste de « Dieu dans la nature » est apparent dans nombre de ces tableaux, comme dans les toiles de la première génération de la Hudson River school.
Les oeuvres des peintres suivants ont servi d'inspiration pour illustrer des scènes de What Dreams May Come :
Le peintre romantique allemand Caspar David Friedrich (1774-1840) est resté l'un des plus grands défenseurs du paysagisme symbolique dans l'art européen. Ses paysages reflètent les montagnes et forêts nordiques, les brouillards du matin et les effets de lumière, basés sur une observation attentive de la nature. Ses paysages mettent en évidence les aspects mystiques de la Nature, et contiennent des allégories chrétiennes. Ses oeuvres les plus connues sont l'expression d'un mysticisme religieux, comme The Cross in the Mountains (1808, Gemaldegalerie, Dresden), Graveyard in Snow (1810), Shipwreck in the Ice (1822), qui témoignent également du pouvoir créateur de la perception individuelle.
Thomas Cole (1801-48), fut le chef de file de la Hudson River school. Ses compositions dramatiques telle que The Oxbow of the Connecticut (1836, Metropolitan Museum of Art, New York) sont chargées d'implications morales et d'allusions allégoriques. Il peignit des cycles épiques de tableaux tels que The Course of Empire et The Voyage of Life, qui servaient de sermons en peinture.
Le peintre paysagiste Albert Bierstadt (1830-1902) fut le premier artiste important à prendre comme sujet les montagnes de l'Ouest des États-Unis. Grâce à ses vastes fresques panoramiques et ses vues détaillées, il devint l'un des peintres les plus admirés des années 1860 et 1870. Il adopta un ton romantique, en mettant l'accent sur les formes architectoniques spectaculaires et sur les effets atmosphériques dont il avait été témoin lors de ses voyages. Ses oeuvres les plus connues sont The Rocky Mountains (1863, Metropolitan Museum of Art, New York) et Mount Corcoran (1875-77, Corcoran Gallery of Art, Washington).
Les tableaux de George Inness (1825-94) sont plus petits et d'une conception plus intimiste que ses contemporains, tel que Peace and Plenty (1865, Metropolitan Museum of Art, New York).
Maxfield Parrish (1870-1966), peintre, illustrateur et dessinateur, est demeuré célèbre pour ses affiches pleines de rêverie. Dans les années 1930, ses posters, tels que Daybreak furent parmi les plus vendus au États-Unis. Les trente dernières années de sa vie furent consacrées à la peinture de paysage. Un élève du grand peintre Howard Pyle, il illustra un grand nombre de livres et de couvertures de magazines. Reconnaissable à son style personnel, il utilisait des couleurs riches et brillantes avec un dessin précis.
Le peintre anglais John « Mad » Martin (1789-1854) est réputé pour sa grande imagination et ses thèmes apocalyptiques. Ses toiles les plus importantes sont Belshazzar's Feast (1821), The Fall of Nineveh (1828), The Deluge (1826), et The Eve of the Deluge (1840).
Henry Fuseli (né Johann Heinrich Füssli, 1741-1825) est considéré comme l'une des figures marquantes du mouvement romantique. Ses tableaux explorent des paysages de rêve, chargés psychiquement, démontrant une fascination pour le fantastique et l'horreur. Son oeuvre la plus connue est The Nightmare (1781, Detroit Institute of Arts).
3. Les références picturales
« La peinture n'est autre qu'une idée des choses incorporelles. »
Nicolas Poussin, Observations sur la peintureLa grande beauté visuelle de What Dreams May Come repose sur sa richesse de références picturales. Un historien de l'art parviendrait sûrement à identifier plus d'une vingtaine de séquences inspirées directement de tableaux de maîtres, allant de la Renaissance avec Bosch et Botticelli jusqu'aux impressionnistes avec Van Gogh et Monet, en passant par les peintres flamands du XVIIe siècle et les paysagistes du XVIIIe siècle.
Par exemple, au début du film, une fresque murale directement inspirée d'une des compositions les plus connues de Maxfield Parrish, Daybreak, décore le bureau de pédiatrie de Chris. Celui-ci garde dans un tiroir des diapositives des toiles d'exposition de sa femme, notamment des peintres flamands et des peintres américains de la Hudson River school.
Les peintures d'Annie ont été réalisées par l'artiste contemporain Stephen Hannock. Sa façon de bâtir une image avec plusieurs couches de peinture, de sabler et de polir la surface, est d'ailleurs inspirée de la méthode de Parrish, qui peignaient ses toiles avec des laques afin de faire ressortir la luminosité des pigments. La marque d'Hannock est présente dans le Monde de Marie, avec les personnages volants, et la Cité sur pilotis.
Annie, l'épouse de Chris, est peintre mais restaure également des toiles détériorées pour un musée. Dans leur demeure, on peut apercevoir clairement deux tableaux célèbres de Casper David Friedrich. Le premier est Deux homme contemplant la lune (circa 1830-35, Sachsishes Landesbibliotek, Dresde), dont une version alternative se nomme Un homme et une femme contemplant la lune. Le second tableau, qui inspira notamment la fin du film de Ridley Scott, The Duellists (1977), est son Wanderer above the mists (1818, Hamburger Kunsthalle, Hambourg). Dans la chambre à coucher, au dessus du lit, est accroché une reproduction du tryptique de Jérôme Bosch, Le jardin des délices terrestres (circa 1504-10, Musée du Prado, Madrid), dont les panneaux montrent Adam et Ève au paradis terrestre, une autre scène du paradis terrestre et une scène de l'enfer.
Lorsqu'il se réveille au paradis, Chris se retrouve allongé dans un champ de fleurs impressionnistes à la manière de Monet. Le ciel, avec ses spirales bleutées, est tiré des peintures de Van Gogh. Le paysage enchanteur du Monde Peint de Chris est inspirée des grandes compositions panoramiques d'Albert Bierstad, notamment sa série de tableaux consacrée à la Sierra Nevada (1868, National Museum of American Art, Washington), qui contiennent les mêmes éléments picturaux : paysage montagneux, caractactes, lac. Même les formations de nuages et les jeux d'ombre et de lumière dans les séquences filmées peuvent être attribués au mouvement luministe, dont ils constituent la marque.
Certainement l'une des scènes les plus extraordinaires du film se déroule lorsque Chris visite le paradis de sa fille. La magnifique Cité céleste qu'il découvre, ressemblant à une antique cité classique à l'architecture monumentale, est une reproduction très proche du chef-d'oeuvre de Thomas Cole, The Departure (1837, Corcoran Gallery, Washington). De plus, sa fameuse série de quatre tableaux Voyage of Life (1842, National Gallery of Art, Washington) a également inspiré plusieurs séquences, dont notamment celles de la barque.
Lorsque Chris et Albert décident de retrouver les traces d'Annie, ils visitent la Bibliothèque, dont les dimensions gigantesques sont inspirées des esquisses de l'architecte utopiste Étienne-Louis Boullée (1728-99), qui marient l'esprit rationnel du siècle des Lumières à l'imagination fantastique du romantisme naissant.
L'aspect caverneux et sombre de la bibliothèque gigantesque, lors du départ vers l'enfer, rappelle également les toiles intenses du peintre britannique John « Mad » Martin, dont les compositions apocalyptiques le faisaient passer pour fou !
Le voyage marin vers l'enfer fait directement référence à une oeuvre de jeunesse du peintre romantique français Eugène Delacroix (1798-1863), La barque de Dante (1822, Musée du Louvre, Paris).
Quand Chris et le Tracker s'embarquent sur une nacelle en route vers les degrés inférieurs de l'enfer, ce vaisseau de misérables fait penser à l'une des toiles les plus célèbres du romantisme naissant, Le radeau de la méduse (1819, Musée du Louvre, Paris) de Théodore Géricault (1791-1824).
Gustave Doré (1832-83), qui fut le plus grand illustrateur de Dante (édition de 1861 de l'Enfer), inspira plusieurs scènes du monde inférieur, notamment la Mer de Visages. Dans la maison délabrée d'Annie, on trouve d'ailleurs sur un mur une copie d'une illustration de Doré représentant Dante en enfer.
4. Les effets spéciaux
« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend plutôt visible. »
Paul Klee, The Inward VisionWhat Dreams May Come est certainement un festin pour les yeux, un des plus beaux films jamais produits à Hollywood. Cette richesse visuelle dépend bien entendu des effets spéciaux. Les trucages ont été conçus par plusieurs firmes spécialisées dont Mass Illusions, POP Film et Digital Domain. L'innovation permettant de reproduire avec autant de réalisme les visions des peintres est un logiciel nommé Motion Paint, qui, au lieu de travailler avec des images de synthèse, saisit les séquences tournées par le chef opérateur et les remplace par des images tridimentionnelles, tirées ici, de toiles de maîtres.
Les artisans des effets spéciaux ont aussi employé une nouvelle technique révolutionnaire, nommée Lidar, qui incorpore les caratéristiques du laser et du radar afin de cartographier des sections du Glacier National Park. Avec le Lidar, l'équipe a pu établir la carte photographique de centaines d'acres de terrain en un seul coup. Ce repérage électronique a permis de reconstruire le mouvement des caméras et les caractérisqiques des lentilles utilisées dans les séquences originales pour les reproduire dans une image tridimentionnelle générée par ordinateur, comme dans la scène du champ de fleurs, par exemple.
L'unique scène du paradis de Chris a pris neuf mois à réaliser pour une durée totale de huit minutes. Elle comprend 11 500 images numérisées de 2 à 4 Go chacune. L'équipe de trente animateurs et compositeurs a dessiné 250 000 éléments à partir des séquences filmées par l'équipe.
5. La filière québécoise
« Un paysage quelconque est un état de l'âme.»
Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 10 février 1846Plusieurs artisans du film proviennent du Québec. Le producteur Barnet Bain (Jésus, Between lives, Conspiracy of Fear), qui a mis sur pied la maison de production Metafilmics en 1996 avec Stephen Simon, est originaire de Sainte-Agathe-des-Monts. (Notons que cette compagnie de production a été mis sur pied spécifiquement en vue de réaliser des émissions de télévision et des films explorant les « questions d'ordre spirituel » et le « royaume métaphysique », d'où le nom). Le Québécois Pierre Jasmin, informaticien et artiste de 38 ans, demeurant maintenant à Oakland, a joué un grand rôle dans l'aspect visuel de What Dreams My Come, car il a réalisé le logiciel d'effets spéciaux Motion Paint. Jacques Levesque, spécialisé dans la composition numérique (POP Animation) est né à Montréal en 1961. Finalement, Maisie Hoy, monteuse de film (The Joy Luck Club, The Player), est canadienne.
6. Conclusion
« Votre âme est un paysage choisi. »
Paul Verlaine, Fêtes galantes, Clair de lunePlus qu'une exploration de l'au-delà ou une fable sur la capacité rédemptrice de l'amour, What Dreams May Come constitue surtout une réflexion sur le pouvoir transformateur de l'art et un exemple fécond d'union entre les arts plastiques du siècle dernier et ceux du siècle prochain.
Lectures suggérées
- Driscoll, John Paul. All that is glorious around us : paintings from the Hudson River school. Ithaca, Cornell University Press, 1997, 144 pages.
- Koerner, Joseph Leo. Caspar David Friedrich and the subject of landscape. New Haven, Yale University Press, 1990, 256 pages.
- Le Bris, Michel. Journal du romantisme. Genève, Skira, 1981, 234 pages.
- Matheson, Richard. Au-delà de nos rêves. Paris, Flammarion, 1998, 309 pages.
- Raymond, François et Compère, Daniel. Les maîtres du fantastique en littérature. Paris, Bordas, 1994, 256 pages.
- Truettner, William H. et Wallach, Alan (ed.). Thomas Cole : landscape into history. New Haven (Conn.), Yale University Press ; Washington, D.C. : National Museum of American Art, Smithsonian Institution, 1994, 186 pages.
- What Dreams May Come official website : http://www.whatdreamsmay.com/
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